[Suisse] La politique migratoire tue


LA POLITIQUE MIGRATOIRE TUE Paru le Vendredi 09 Avril 2010 - LE COURRIER - SABINE MASSON ET GRAZIELLA DE COULON*    

SUISSE - Revenant sur la mort d'un requérant nigérian à l'aéroport de Zurich alors qu'il devait être refoulé vers son pays d'origine, le collectif Droit de rester incrimine la politique des renvois forcés et dénonce le démantèlement du droit d'asile.

Les victimes des politiques migratoires européennes ne se comptent pas seulement en Méditerranée ou dans les camps d'enfermement aux frontières de l'Europe. En Suisse aussi, et pour la troisième fois, l'emploi disproportionné de la force dans le cadre d'un renvoi a causé la mort d'un jeune requérant d'asile débouté1. Mercredi 17 mars dernier, un Nigérian de 29 ans, dont l'identité demeure toujours inconnue, établi en Suisse depuis 2005, est mort au moment où il allait être embarqué dans un vol spécial vers Lagos avec quinze autres compatriotes et plus de soixante policiers. «Ligoté avec force parce qu'il s'était débattu, l'homme a soudain perdu connaissance, selon la police. Les liens aux mains et aux pieds lui ont alors été retirés. Mais il est mort pour une raison encore inconnue malgré les tentatives de réanimation»2. Le Nigérian était en grève de la faim depuis plusieurs jours3. Les témoins Emmanuel et Julius qui devaient être embarqués dans le même avion affirment que «dans leurs souvenirs, la personne qui est décédée ne semblait pas en mauvaise santé, mais exprimait le fait qu'elle était trop fortement ligotée»4. Quant à la police cantonale zurichoise, elle «dit ignorer si le requérant avait été examiné pour déterminer s'il était en état de voyager après avoir refusé de s'alimenter pendant plusieurs jours»5. Nous refusons d'oublier. Ni la mort de Khaled Abuzarifa, un Palestinien de 27 ans, survenue le 4 mars 1999, par étouffement dans un ascenseur de l'aéroport de Zürich-Kloten. Ni celle de Samson Chukwu, nigerian, mort en 2001 en Valais après avoir été immobilisé de force dans sa cellule (le rapport d'enquête avait conclu à une mort par «asphyxie posturale»)6. La politique des renvois forcés est responsable de ces morts.

Après le dernier mort du mercredi 17 mars, l'Office fédéral des migrations (ODM) a «déploré ce tragique accident» et suspendu les vols spéciaux, dans l'attente des résultats de l'enquête sur les circonstances du décès, ouverte par le Ministère public zurichois. L'ODM a cependant d'ores et déjà souligné qu'il ne remet pas en cause le principe des vols spéciaux, mais annonce l'élaboration en cours d'un manuel sur l'application de la Loi sur l'usage de la contrainte (LUsC). L'ODM reconnaît par ailleurs avoir l'obligation de mettre en place pour 2011 des observateurs indépendants lors de ces vols, en conformité avec la Directive de renvoi de l'Union européenne et selon l'exigence réitérée par Amnesty International. Ces «aménagements» de la contrainte remontent au décès de Samson Chukwu en 2001, suite auquel la LUsC avait été élaborée (entrée en vigueur au 1er janvier 2009) et dont le but est de «garantir que l'usage éventuel de la contrainte policière soit proportionné aux circonstances et préserve, dans toute la mesure du possible, l'intégrité physique des personnes concernées7.

Cette loi interdit comme moyens auxiliaires les baillons, casques intégraux et toute entrave des voies respiratoires, ainsi que les médicaments et les traitements cruels, dégradants ou humiliants8.

Ces «aménagements» de la violence n'ont pas empêché la mort du Nigérian mercredi 17 mars dernier. Il aura fallu cette nouvelle mort pour que le scandale des vols spéciaux refasse brièvement surface dans les médias. Mais les prochains vols spéciaux continueront sans doute de s'accomplir dans le silence. Ces renvois forcés dits de «niveau 4», instaurant une intensité meurtrière de violence légitime, opèrent dans des conditions de non-transparence, à la limite de la légalité. Cette pratique importante (43 vols pour 360 personnes en 20099, 36 vols pour 208 personnes en 200810) est guidée par une logique de violations des droits fondamentaux qui jalonne tout le dispositif du renvoi, depuis le moment de la détention administrative et jusqu'à l'arrivée dans le pays de destination.

Rappelons qu'en détention administrative, les requérants déboutés sont présentés menottés et avec des chaînes aux pieds devant les Juges de Paix du canton de Vaud qui doivent entériner leur détention. Aucun juge ne s'est jamais offusqué de cette mesure humiliante et inutile qui ne frappe pas même les pires criminels. Par ailleurs, les juges ont pratiquement toujours approuvé la décision du Service de la population de mise en détention, sans pour autant vérifier la diligence de ce service à organiser le renvoi ou obtenir un laisser-passer. Souvent, un requérant peut rester ainsi des mois en détention en attente d'un laisser-passer que le pays d'origine ne délivre pas. Sans ce papier, le renvoi est impossible. Qu'à cela ne tienne, des ambassades se prêtent volontiers au jeu et fournissent un laisser-passer, ou alors l'ODM bricole apparemment elle-même un document de voyage11.

On observe également une violation des droits des requérants au moment de leur signifier la décision d'expulsion. Celle-ci est communiquée souvent sans avertir le mandataire légal, sans permettre à la personne d'entrer en contact avec ses proches, sans pouvoir rassembler ses affaires, parfois même notifiée en pleine nuit par des agents masqués12. Certaines personnes sont aussi expulsées avant de recevoir une réponse à leur recours contre la décision de renvoi ou à une demande de réexamen. Enfin, plusieurs éléments devraient empêcher le renvoi et donner lieu à une admission provisoire, comme un traitement médical en cours en Suisse, la mise en danger dans le pays de renvoi ou lorsque celui-ci est contraire aux conventions internationales ratifiées par la Suisse13. La Suisse a néanmoins renvoyé des ex-enfants-soldats, des malades chroniques, des personnes persécutées par leurs autorités qui ont dû fuir une deuxième fois. La Suisse a renvoyé des pères de famille sans se soucier de la Convention internationale des droits des enfants.

Les violations des droits des migrant-e-s culminent dans les conditions des vols spéciaux, ces vols de la honte. Pour éviter la perturbation des vols de ligne, l'Etat fait appel à des compagnies privées «spécialisées» dans le «transport forcé» (comme Hello) qui, en toute discrétion et sans arrière-pensée, développent tous les moyens nécessaires au rapatriement forcé vers des dictatures comme le Togo, la Guinée, la RDC, le Niger ou l'Angola14. C'est dans ce cadre de commerce privé, non sans attraction financière (entre 20 000 et 100 000 francs le vol), qu'un traitement inhumain, contraire à toute dignité et propre à mettre en danger l'intégrité physique, intervient, comme l'ont décrit les témoins de la tentative d'expulsion du 17 mars15.

Nous avons pu rencontrer certains d'entre eux ramenés à la prison de Frambois, qui ont raconté comment on leur a attaché les pieds, les genoux, les mains, les hanches, les bras, le torse et mis un casque, comment ont les a ligotés à des chaises dans l'attente d'être littéralement portés par des policiers ou traînés par une corde, comme des chiens, vers l'avion. Ils se sont tous plaints de douleurs dues aux attaches trop serrées, sans pour autant que les policiers n'interviennent. Personne n'a assisté à la mort du jeune requérant, il avait été séparé des autres. Toujours entravés, ils ont été attachés aux sièges de l'avion, les mains attachées à la ceinture de leur pantalon, ne pouvant plus bouger que les yeux. Après la mort du jeune Nigérian dans les locaux de l'aéroport, les autres candidats à l'expulsion ont été sortis de l'avion avec, comme explication: «c'est pour un problème administratif». Ils n'ont appris la mort de leur compagnon que bien plus tard.

Lorsque le renvoi atteint son but, après des heures de vol dans ces conditions intenables, parfois sans aucune nourriture, l'arrivée n'est pas moins traumatisante. Forcé-e-s de quitter leur pays, les migrant-e-s se voient à nouveau forcé-e-s de quitter par la force le pays auquel ils et elles avaient demandé refuge. Pour quel avenir dans le pays retrouvé? Après des années passées en Suisse, les dernières personnes renvoyées de force par le canton de Vaud errent toujours en RDC à la recherche d'un repère, d'un ami, de leur famille. D'autres, persécutées par la police, ont à nouveau dû quitter leur pays et se réfugier ailleurs. Certains ont fini directement en prison16. D'autres encore, arrivés avec quelques dizaines de dollars en poche, et nulle part où aller, ont dû appeler des contacts en Suisse pour tenter de retrouver la trace d'une lointaine connaissance. Les autorités suisses comptent leur réussite de renvois sans se soucier du sort que le pays de retour réserve aux personnes expulsées.

Nous voulons rappeler que ce dernier épisode tragique s'inscrit dans une politique de dissuasion d'asile et de renvois qui organise depuis trois décennies le démantèlement des droits des personnes venues chercher refuge en Suisse. La présence d'observateurs et de nouvelles directives sur l'application de la contrainte constituent-elles un rempart contre de nouvelles morts? Les rapports de ces observateurs viendront-ils modifier ou entériner l'orientation répressive de la politique en matière de migration? S'il s'agit-là d'une obligation légale, elle ne doit pas masquer la véritable cause de ces morts: la politique de renvois. C'est elle qu'il faut abolir. Et octroyer des droits aux migrant-e-s qui font vivre ce pays. I

* membres du collectif vaudois Droit de rester.